Ubisoft et le ministère de l’Education Nationale: qui est aux manettes?

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Un partenariat, des questions

Les lundi 19 et mardi 20 novembre prochains, Games For Change Europe, une association regroupant des professionnels du jeu vidéo mettant en avant « le potentiel d’impact du jeu vidéo sur les questions sociétales », organise la troisième édition de ses rencontres autour du jeu vidéo et de l’éducation.

En effet, depuis 2016, des développeurs et créateurs de jeux vidéo, des chercheurs et des professionnels de l’éducation échangent sur les apports éducatifs du medium. Si, chaque année, le ministère de l’Éducation Nationale, via sa Direction du Numérique pour l’Éducation, apporte un soutien institutionnel à l’événement, l’édition 2018 est organisée pour la première fois conjointement avec Ubisoft, le 1er développeur et éditeur de jeux vidéo en France. De la série Assassin’s Creed à des œuvres comme Soldats Inconnus: Mémoires de la Grande Guerre, Ubisoft a construit une partie de son succès critique et médiatique sur la production de jeux vidéo historiques à visée pédagogique. La sortie du mode éducatif d’Assassin’s Creed Origins, le Discovery Tour, illustre parfaitement ce phénomène car en partie destiné aux professionnels de l’éducation. Plus qu’un simple intérêt, il marque donc pour l’éditeur une étape majeure qui n’est autre que son intégration progressive dans le milieu scolaire. 

 

Photographie prise pendant le test du Discovery Tour mené par Ubisoft dans un collège québecois (ICI Radio-Canada/Anne-Louise Despatie/ Source: ici.radio-canada.ca)

 

Comme nous pouvons le voir dans le tableau suivant, les éditions 2016 et 2017 de l’évènement Games For Change accueillaient des concepteurs issus de différents studios à l’échelle européenne. Or, le programme de cette année 2018 fait état de 5 interventions du studio Ubisoft, dont certaines sont d’ailleurs mises sur le même plan que celles de chercheurs universitaires.

Chercheur Développeur-tiers Ubisoft

2016

6

15

2017

5 6

1

2018 3 2

5

En parallèle, nous observons une baisse du nombre de chercheurs invités.

De plus, les locaux d’Ubisoft à Montreuil accueilleront l’ensemble des ateliers de la deuxième journée, pendant laquelle des « pédagogues » 1 formeront les publics aux pratiques pédagogiques à l’aide, on peut le supposer, de jeux vidéo dudit studio. Chaque cas interpelle par son ambiguité en raison de la contradiction entre les objectifs mercantiles d’une entreprise privée et les missions de service public dévolues aux personnels de l’Education Nationale.  Les dernières années ont été marquées par l’intrusion croissante des sociétés Google, Apple et Microsoft dans les pratiques pédagogiques, et ce partenariat entre Ubisoft et le ministère est une nouvelle illustration de la stratégie des géants du numérique, lesquels « ont pour ambition de faire de l’éducation un marché ». 2
Une situation que l’on retrouve ailleurs et qui inquiète des enseignants d’autres pays européens.   

Nous pourrions alors nous interroger sur les conclusions que ces journées vont tirer sur l’apport possible des jeux vidéo au sein de l’éducation en général, nationale en particulier. On peut supposer que les intervenants mandatés en amont par la société appuieront avec force les vertus pédagogiques du jeu vidéo. Pourtant, les recherches actuellement menées sont très mesurées sur les vertus de l’utilisation pédagogique des jeux vidéo. 

En effet, cet usage est souvent pensée comme le résultat d’un rapport unique entre le dispositif et l’élève-joueur, mettant de côté l’enseignant, et distillant la croyance que les technologies nouvelles « façonnent les esprits » de leurs utilisateurs, un argument porté dès les années 1960 par le sociologue canadien Mc Luhan 3 et prolongé par Marc Prensky et ses digital natives. En suivant les analyses de Gilles Brougère4 , il n’est d’ailleurs pas évident que le jeu vidéo transmette systématiquement des apprentissages, en dehors de la maitrise de son gameplay.
Nous considérons en effet le jeu comme une activité autotélique, une pratique où le joueur se concentre sur l’activité elle-même et non sur ses conséquences supposées, ici, l’apprentissage. En d’autres termes, on joue pour jouer, et non pour apprendre. S
i les jeux peuvent mettre en pratique des savoirs procéduraux (des mécaniques de causalité par exemple), les savoirs déclaratifs tels que les faits historiques sont plus difficiles d’accès : bien qu’un jeu vidéo puisse en intégrer dans son scénario, il semble compliqué d’affirmer que l’interaction produite par le joueur lui permette de les assimiler sur le long terme et de pouvoir les réinvestir dans d’autres situations 5.

Début d’une visite guidée d’Assassin’s Creed Discovery Tour

Pour conclure, on pourrait craindre que ce partenariat entraîne une survalorisation de l’effet du jeu vidéo sur les apprentissages dans le contexte scolaire. Or, nos recherches nous révèlent les transformations exercées par la forme scolaire et les enseignants sur l’activité ludique qui s’en retrouve extrêmement réduite dans le cadre d’un travail scolaire. Nous souhaitons ainsi nuancer l’idée que l’on apprend du contenu disciplinaire dans un cadre scolaire en jouant à un jeu vidéo. Si la présence d’Ubisoft peut sembler importante, en ce qu’il est un acteur majeur du secteur vidéoludique, la surreprésentation de ses agents, en lien avec le ministère, interroge.
Il ne s’agit pas ici de condamner l’utilisation pédagogique de jeu vidéo grand public, ou même les productions Ubisoft, les différentes chroniques et séquences pédagogiques présentes sur ce blog suffisent à démontrer le contraire. En revanche, nous cherchons à nous montrer prudent quant à la diffusion d’une pensée « magique », dont bien souvent nous décelons les intérêts économiques sous-jacent les investissements présentés comme pédagogiques, afin de ne pas tromper élèves, parents et professionnels de l’éducation sur l’apport éducatif du jeu vidéo. Or, la stratégie entreprise par Ubisoft pour l’événement Games for change nous semble induire une confusion dans le milieu éducatif, et risque fortement de biaiser les conclusions d’une journée qui aurait pu éclairer avec profit la question.


                                                                                                            Romain VINCENT, enseignant en histoire-géographie au collège de l’Europe (Chelles, académie de Créteil) et doctorant en sciences de l’éducation sur l’utilisation pédagogique des jeux vidéo (Université Paris 13, Laboratoire Experice)

Merci à Thibault Le Hégarat, docteur en histoire contemporaine, et à Christophe Cailleaux, enseignant d’histoire-géographie, pour leurs relectures et leurs ajouts.


 

 

  1. C’est le terme utilisé dans l’annonce de l’édition 2018
  2. Hart-Hutasse, A. , Cailleaux, C, « L’éducation comme marché: un cas d’école », Blog Médiapart, le 25 septembre 2017, disponible sur https://blogs.mediapart.fr/christophe-cailleaux/blog/240917/leducation-comme-marche-un-cas-decole 
  3. Lardellier, P. (2017). “Generation Y” and “digital natives”: concepts or slogans? A critical review of two “reliable resources” in the digital doxa. Hermès, La Revue, (2), 151-158.
  4. « Nous n’avons jamais cru que le jeu était éducatif », extrait de Brougère, G. (2015). Jeu et apprentissage à l’école maternelle: mythe ou réalité?, Jeu et temporalité dans les apprentissages, Retz, 2015, p. 139-156.
  5. Ajoutons que l’expérience vidéoludique n’est pas constituée uniquement d’instants de jeu. Lors des scènes cinématiques, lors de la lecture de textes ou de l’écoute d’un dialogue, le joueur peut éventuellement apprendre, mais peut-on dire qu’il les a acquises en jouant? Dans cette logique, le Discovery Tour d’Assassin’s Creed Origins ne peut être qualifié de jeu. Si ce dispositif est une formidable occasion de mettre à disposition du plus grand nombre les connaissances encyclopédiques cumulées pour la conception d’un Assassin’s Creed, ce mode ne propose qu’un parcours sans interactions ludiques pendant lequel les connaissances ne sont dispensées qu’à travers des séquences cinématiques accompagnées d’une voix off. Il est d’ailleurs assez intéressant de constater que les possibilités éducatives de cette balade libre ne soient jamais évoquées, au profit de la valorisation de ce modèle d’apprentissage calqué sur le cours magistral. Plus qu’une preuve de pouvoir apprendre l’histoire en jouant, le Discovery Tour tendrait plutôt à nous montrer le contraire.