Sauvons le Louvre en 3e : retour d’expérience et grille d’analyse

Retour détaillé sur le dernier épisode d’History’s Creed, le documentaire d’Arte et de Nota Bene traitant de l’Histoire dans les jeux vidéo.

Aujourd’hui, je vais essayer de faire le bilan d’une séance ludo-pédagogique menée en classe de 3ème, à l’aide du jeu Sauvons le Louvre, au cours de l’année scolaire 2016-2017.
Développé par Florent Morin du Pixel Hunt, Sauvons le Louvre est un news-game venant en supplément d’un documentaire de France Télévision sur Jacques Jaujard (Illustre & Inconnu – Comment Jacques Jaujard a sauvé le Louvre) , le directeur des musées nationaux pendant l’occupation allemande.
Le jeu nous met dans son rôle et nous devons tenter de nous conformer à la réalité historique en cachant les œuvres du Louvre à travers la France tout en ménageant les exigences de l’occupant.

Pour décortiquer son utilisation en classe, nous allons appliquer le modèle CEPAJe proposé par Julian Alvarez . Chaque lettre correspond à une facette de l’expérience ludo-pédagogique et permet à l’enseignant de faire le bilan de sa pratique afin de se constituer, pour lui-même, un retour d’expérience, et de la partager à la communauté éducative. L’intérêt des différents critères de CEPAJe  (Contexte, Enseignant, Pédagogie, Apprenants, Jeu) permet de ne pas s’intéresser uniquement au jeu vidéo comme un dispositif technique mais, de décrire une expérience ludo-pédagogique en classe, en intégrant le contexte de jeu ainsi que la culture et le ressenti de ses participants

Contexte

J’ai utilisé Sauvons Le Louvre dans deux contextes différents, mais dans le cadre de mes heures de cours disciplinaires avec mes classes de 3e :
– en salle informatique, mes élèves jouaient par deux, pendant que j’assurais un rôle d’accompagnateur, après une brève présentation du jeu.
– en tant que devoir maison. L’idée était de voir comment mes élèves pouvaient jouer à un serious game au sein de leur cadre de jeu quotidien.
La partie du debriefing ne change pas : il reste en classe, via un travail de vérification des faits historiques issus du jeu.
Dans cette partie, CEPAJe permet de rendre compte de certains événements qui, s’ils peuvent sembler mineurs, révèlent les difficultés d’une pédagogie vidéoludique : lors de ma première séance, je me suis aperçu que le serveur de l’établissement bloquait la connexion au site (pourtant hébergé en .education.fr…) ou que le jeu avait tendance à bloquer à l’écran de départ avec Chrome.
Des aléas qui permettent de nous rappeler qu’enseigner rime souvent avec improviser.

Une page qui peine à charger…

Enseignant

Trop souvent laissé de côté dans les études sur l’attrait du jeu vidéo en pédagogie, l’enseignant a sa propre place dans le modèle CEPAJe, et notamment sa culture ludique.
Le genre de Sauvons le Louvre ne m’est pas inconnu, rompu que je suis à la pratique de nombreux Point&Click et autres Telltales games, un type de jeu centré sur les choix de dialogues pour faire avancer l’intrigue.
Ainsi, plus que le thème du jeu ou ses possibilités pédagogiques, il est possible que ce soit le genre du jeu, son gameplay en somme, qui m’attira particulièrement vers une première partie, le souhait de l’utiliser en classe ne serait venu qu’ensuite.
De plus, jouer avant de travailler, est nécessaire pour :
1) Mesurer la difficulté de prise en main du jeu pour des élèves de collège.
2) Évaluer les différentes possibilités que les élèves pourront prendre une fois en jeu, ici les différent choix scénaristiques possibles.

Ma posture pendant la séance ludique en classe fut…déstabilisante.
Sauvons Le Louvre est un serious-game qui comporte en lui-même tout le contenu pédagogique : les événements historiques, les notions (Résistance, STO) …
Disons le clairement : à part pour une éventuelle aide logistique, ni-joueur ni-accompagnateur, je me suis trouvé relativement inutile pendant l’heure de jeu en salle informatique.

L’idée que le professeur soit indispensable lors d’une séance ludo-pédagogique semble faire consensus, notamment lors de la nécessaire phase de debriefing, permettant aux élèves-joueurs de trier la fiction ludique du réalisme historique.
Or, la question de l’attitude, ludique ou non, de l’enseignant pendant les phases de jeu n’est pas encore réellement interrogée : tout laisse à penser que la séance doit se dérouler dans un échange unique entre l’apprenant et le jeu vidéo.
Peut-être que ce sentiment d’inutilité est due à ma culture ludique? Aurai-je ressenti cette frustration si je n’avais pas été joueur moi-même ?
Cependant, l’intérêt de cette relative tranquillité peut permettre à l’enseignant d’adopter une position d’observateur en regardant l’attitude ludique de ses élèves, ainsi que leur stratégie de coopération.
Le caractère réaliste du jeu, l’éloignant ainsi d’un détournement de jeu commercial, ne m’a pas permis de m’insérer dans l’activité ludique de mes élèves.
Cette conclusion m’a donc donné l’idée d’utiliser ce jeu comme un devoir maison.

Pédagogie

De part le thème très ciblé du jeu (la Résistance culturelle sous l’occupation nazie), l’introduction de la séquence, en lien avec un contexte parfois différent (jouer en classe ou jouer à la maison?) m’a longtemps fait hésiter sur la place de ce serious game dans ma séquence globale : en introduction de la partie sur la Résistance ? En milieu de séquence ? Sa place a fluctué en fonction de mes différentes classes.
L’utilité du jeu était évidemment de placer les élèves dans une position d’acteur, en leur faisant prendre des décisions cruciales pour l’avenir de Jaujard.
A l’inverse, des enseignants de l’académie d’Aix-Marseille décrypte le jeu immédiatement après la phase ludique, en leur proposant d’écrire le scénario du documentaire : leur expérience vidéoludique est donc mise par écrit dans un travail scolaire.

Finir le jeu demande généralement plus d’une heure, ce qui peut être un frein à son utilisation pédagogique au sein de la classe, un argument en plus pour délocaliser le play, du school vers le home.
La séance d’après-jeu repose sur un travail d’éducation aux médias, couplé au chapitre d’Histoire, un angle pédagogique est directement liée à mes activités de vidéaste sur YouTube où je décortique l’utilisation de l’histoire dans les jeux vidéo.

Extrait de l’activité à faire à l’aide du jeu

Apprenants

J’avais préparé un rapide questionnaire afin de récolter les impressions de mes élèves ainsi qu’un aperçu de leurs habitudes de jeu.
Ainsi, sur 52 répondants sur 3 classes de 3eme (environ 85 élèves) , 25 % (13 élèves) déclarent n’avoir jamais joué aux jeux vidéo les 3 derniers mois, 28.8 % (15) quelques fois dans le mois, 8 (15,4%) au moins une fois par semaine et 30,8 % (16) jouent tous les jours ou presque.
La part des élèves ne jouant pas, ou très peu, est élevée (28 sur 52), ce qui est assez rare pour être remarqué et nous permet d’aborder l’effet de motivation, habituellement avancé dans une séance ludo-pédagogique. Plutôt que de parler irrémédiablement « d’effet wahou », peut-être faudrait-il plutôt mettre en avant le changement de posture, pour les élèves et leur enseignant, qu’impose ce genre d’activité.

L’important est d’arriver à insuffler cette envie aux différents moments de la séquence :
– Découvrir la Résistance via un jeu a autant suscité d’étonnement qu’un enthousiasme débordant.
– La narration soignée du jeu suffisait à maintenir l’intérêt des élèves.
– Vérifier si les informations du jeu sont exactes, notamment en vérifiant le destin de leur Jaujard par rapport, permettaient à chacun de comparer le résultat de son scénario.

Concernant l’appropriation du jeu par mes élèves, mes craintes étaient faibles.
Le gameplay est extrêmement basique et le tutoriel du jeu est progressif et explique plutôt bien les deux phases du jeu. Pendant la séance, la seule difficulté est celle inhérente aux jeux comportant du contenu pédagogique : la sur-abondance de texte.
Il faut d’ailleurs être vigilant: certains textes de transition défilent trop vite pour des élèves ayant des difficultés dans la maîtrise de la langue.
Cependant, le fait de voir les élèves communiquer entre eux, en étant par groupe de deux, et d’échanger sur leurs choix scénaristiques témoignent d’un certain succès dans la démarche, prouvant qu’ils ont su rentrer dans une activité de second degré.

La partie Gestion du jeu

Ont-il fini le jeu parce que la forme scolaire, l’effet d’autorité, ma présence, font qu’ils s’en sont sentis obligés ?
Les élèves ayant eu le devoir à la maison n’ont sûrement pas eu la même expérience de jeu, et donc pas la même implication dans le jeu.
Ainsi, j’avais donné le jeu à faire, avec le même travail sur documents, à la maison avec une autre classe de 3e.
L’activité n’était pas obligatoire, prenant en compte le fait que tous les élèves n’ont pas un accès facile à un ordinateur connecté à Internet, je ne pouvais imposer de telle condition.
A ma grande surprise, les joueurs à domicile n’ont pas accroché au jeu : beaucoup ne l’ont pas fini, se plaignant de sa longueur ou du nombre important de texte.
Ainsi, on peut avancer un effet de cadre : jouer à l’école semble tellement contradictoire que ce paradoxe semble suffire pour motiver les élèves.
Serait-il plus amusant de jouer à l’école que de jouer chez soi ? Jouer sérieusement marche-t-il seulement dans le cadre scolaire?

Jeu

Sauvons Le Louvre fait parti d’un plan culturel plus large : il est en effet sorti en parallèle d’un documentaire de France 3 sur Jacques Jaujard. Un debriefing pertinent pourrait être conçu à partir de celui-ci, dans une optique d’analyse transmedias.
Le gameplay couple deux aspects : Choisir les bonnes répliques de dialogue entre Jaujard et ses différents interlocuteurs (dignitaires nazis, représentants de Vichy, résistants…), et gérer des paramètres de ressources permettant de déplacer et de sauvegarder les œuvres du Louvre.
La sémiotique du jeu révèle un mélange entre une interface vidéoludique classique (les indicateurs de crédibilité, confiance et ressources), une situation chronologique réelle (la date indiquée) ainsi qu’une photo d’époque en fond d’écran.


Le tout étant tranché par l’apparence cartoonesque des personnages, ce choix graphique permet d’échapper à une représentation manichéenne et d’appuyer le propos du jeu : Résister à l’occupant ne regroupe pas que la lutte armée et était un acte protéiforme. Cette volonté que l’on retrouve dans le choix des officiers nazis que l’on rencontre : Franz Wolff-Metternich était plutôt hostile au pillage des œuvres françaises, tandis que le Colonel Von Behr faisait tout son possible pour satisfaire l’appétit du Maréchal Goering.

Comme expliqué précédemment, le début du jeu explique parfaitement les deux parties d’un gameplay extrêmement simple qui ne pose pas de problèmes particuliers. Le jeu étant avant tout textuel, seule la barrière de la langue pourrait être un obstacle au plaisir de jeu.
L’échec, la mort de Jaujard par exemple, peut être porteur d’un message pour l’apprenant.
D’une part, vu le scénario proposé, la fin du jeu impose forcément un réflexe de vérification : Jaujard a-t-il vraiment été fusillé par les allemands? A-t-il vraiment survécu à l’occupation et reçu les félicitations de De Gaulle?
L’issu du jeu, comme point final d’un récit, est donc lui-même un appel au debriefing, qui n’existe cependant que par l’entremise de l’enseignant, le newsgame n’invitant pas spontanément à cette réflexion.


Quel avenir pédagogique pour Sauvons Le Louvre?

Il serait intéressant de poursuivre l’analyse de ce jeu en le replaçant dans son contexte de production, c’est à dire en support d’un documentaire vidéo. Les enseignants de l’académie de Marseille ont d’ailleurs une proposition intéressante : ils replacent les élèves comme experts historiques de ce documentaire, et ils doivent en rédiger le contenu historique.
Il est intéressant de souligner que leur séance de debriefing se situe immédiatement après l’instant de jeu, ce qui me semble être un élément déterminant dans le dispositif pédagogique : le jeu étant encore frais dans leur esprit, sa réappropriation n’en est que plus facile.
Mais pareil dispositif soulève quelques questions : la pratique du jeu et son décryptage devient extrêmement chronophage pour un apport assez minime aux connaissances prioritaires d’un programme de 3e déjà bien chargés.

La question du décryptage mériterait une consultation approfondie des collègues enseignants, notamment sur la forme qu’elle doit prendre avec les apprenants. Lors de chaque séance ludo-pédagogique, je me force à proposer un exercice-papier visant le plus souvent à comparer le contenu du jeu avec les connaissances factuelles du programme.

Conclusion

Cette modélisation est une aide pour réfléchir sur son activité, afin de servir d’aide aux pairs, et non un support pour la construire.
L’intérêt des différents critères de Cepaje permet de ne pas s’intéresser uniquement au jeu vidéo comme un dispositif technique, mais, en intégrant le contexte de jeu ainsi que la culture et le ressenti de ses participants, de décrire l’expérience vidéoludique en classe.

Remettre en cause ses pratiques pédagogiques n’est généralement pas facile pour un enseignant, et cette auto-évaluation de ma séance m’emmène à plusieurs réflexions.
Si cette exercice, via ses critères, est enrichissant, il n’échappe pas à une irrémédiable subjectivité.
Un observateur silencieux dans ma classe n’aurait sûrement pas eu la même perception que moi.
Un autre enseignant-e n’aurait pas utilisé le jeu de la même manière, n’aurait pas proposé le même exercice de médiation, la posture de «lâcher prise» lui aurait peut-être convenu.

Un autre impensé de l’utilisation du jeu vidéo à l’école reste l’évolution de sa séance ludique au fil des années scolaires.
Généralement, la séance pédagogique est pensée comme un one-shot. Que ça soit par le coup de projecteur des médias, ou par la communication de l’enseignant sur son blog personnel ou ses réseaux sociaux, il est plus difficile de trouver des traces sur l’évolution de sa pratique. Modifie-t-il sa séance ? Continue-t-il ou non à utiliser ce jeu ? Pour quelles raisons ?
D’où l’intéressante perspective de penser l’historicité des pratiques pédagogiques: comment mon utilisation de Sauvons Le Louvre va évoluer avec l’expérience ?
Pour cette année 2017-2018, j’ai ainsi décidé d’alléger l’activité à faire pendant le jeu et, surtout, de ne les faire jouer que chez eux afin d’expérimenter à nouveau la pertinence de ce devoir-jeu à la maison.

Ou peut être parce que je suis en retard dans le programme.

Romain Vincent, enseignant d’histoire-géographie au collège de l’Europe (Chelles, 77)
Master sciences du jeu, Université Paris 13
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