Ce billet s’appuie sur mes propres expériences pédagogiques passées et mes recherches actuelles en Sciences de l’éducation. Je propose ici de revenir sur un sujet régulièrement abordé dernièrement que ça soit lors de rencontres professionnelles 1 ou dans des médias grand public 2.
Retour sur une pensée
J’aimerais revenir sur un passage de mes chroniques que j’ai régulièrement mis en avant au cours de différentes conférences depuis plusieurs années. Dans le 4ème épisode de JVH (2014), j’abordais la perception de Jean Jaurès dans Soldats Inconnus : mémoires de la Grande Guerre (Ubisoft, 2014). La photographie du leader de la SFIO servait de décalque pour représenter un va-t-en guerre brandissant un ordre de mobilisation générale.
La portée iconique du document-source est donc détournée : nous sommes en face d’une manipulation de l’histoire. Ainsi, lors de nombreux événements, comme lors du salon Educatice 2016, je m’appuyais sur cet exemple pour affirmer que l’éducation aux jeux vidéo était « indispensable ». Or, quelques années plus tard, il me semble nécessaire d’établir un bilan et de réfléchir à la portée réelle de cette ambition.
Revenons au Jaurès d’Ubisoft : si je pense toujours que les artistes d’Ubisoft ont foulé du pied la mémoire de l’homme politique, il me semble important de replacer l’apparition de Jaurès dans l’expérience de jeu globale. Cette image intervient dans une introduction qui dure dans sa globalité 2 minutes et 29 secondes. Le Jaurès d’Ubisoft n’est visible que 6 secondes et son apparition n’est pas accompagnée d’une description orale. En estimant que le joueur ne verra qu’une seule fois cette séquence, peut-on vraiment penser que ces quelques secondes diluées dans une expérience de jeu d’une douzaine d’heures aient un quelconque impact? Quand bien même son étude est-elle intéressante, on ne saurait la qualifier d’urgente ou d’indispensable.
On pourrait dès lors calquer cette réflexion sur d’autres productions. Je l’avais déjà souligné dans une vidéo mais la séquence d’introduction de Call of Duty World War II (2017) pose un problème évident en suggérant au lecteur-joueur que la seconde guerre mondiale démarre avec l’attaque allemande en Europe de l’Ouest, faisant disparaître la Pologne de l’histoire vidéoludique. Une nouvelle fois, on pourrait s’interroger sur l’apprentissage de cette erreur dans un jeu où les joueurs passent la majorité de leur temps online, c’est à dire hors de l’histoire principale. Que pèse cette erreur infligée aux joueurs pendant quelques secondes ?
Si on veut appuyer l’idée que le jeu vidéo transmet des représentations historiques erronées, il faut plutôt mentionner les rares cas où activité ludique et médiation sont liées. Dans cette perspective, toujours dans COD WWII, la mission où l’armée américaine libère la ville de Paris en aidant largement la Résistance, opération dans laquelle le joueur est forcément impliqué, est une marque du soft-power américain. On pourrait ainsi supposer que, puisqu’il y a participation active du joueur, le danger d’attribuer la libération de Paris à l’armée américaine uniquement est plus important que dans les autres cas évoqués plus haut. Bien qu’un jeu vidéo puisse évidemment comporter une représentation du passé, il nous semble difficile d’affirmer que ce contenu historique soit toujours perceptible pour le joueur voire qu’il puisse transmettre un apprentissage. En d’autres termes : derrière l’activité ludique et le plaisir de jeu, que reste-t-il ?
Retour sur une pédagogie
Cependant, c’est cette manière de considérer le jeu vidéo comme un objet culturel vecteur de représentations historiques que j’ai voulu transférer dans mes pratiques pédagogiques. Dans une récente vidéo, je revenais sur certains cours avec jeux vidéo pour en donner quelques limites. Ici, je vais me concentrer uniquement sur l’exemple de Stronghold en classe de 5ème. J’ai parfois présenté mon parcours professionnel comme étant lié à mon vécu de joueur : de parties de Warcraft II ou des Chevaliers de Baphomet m’auraient conduit à m’intéresser à l’Histoire. Il m’était donc relativement naturel de calquer ce cheminement sur mes élèves. Cela étant, trouvant dans le jeu de gestion une manière forte de simuler un passé perdu 3 je m’étais mis en quête d’un jeu répondant à mes exigences pédagogiques. Exit donc le trop exigeant Lord of the Realm, le trop anachronique et gourmand Age of Empires 2, place à Stronghold. Ce dernier avait pour atouts un gameplay simple, un mode de jeu sans violence privilégiant la gestion et une installation aisée sur les ordinateurs de l’établissement. Ainsi, comme je pouvais l’affirmer quand on me le demandait, je mettais mes élèves en position d’acteur en les faisant incarner un seigneur féodal. Une précision importante : la séance se déroulait en introduction, en porte d’entrée comme je le rappelais souvent, et mes élèves n’avaient aucune notion du programme.
La consigne de base était relativement simple : après avoir accompli le tutoriel du jeu, les élèves, par groupe 2 devait simplement réussir à établir une seigneurie viable : les comptes devaient être au vert et les paysans devaient manger à leur faim. Or, on ne saurait donner à Stronghold l’historicité qu’il n’a pas tant les simplifications sont nombreuses. De plus, jouer à Stronghold ne permet pas de fixer des connaissances historiques, surtout en une ou deux heures de jeu : jouer à Stronghold permet d’apprendre à… jouer à Stronghold, tout au plus. Pour en tirer des connaissances, je devais apporter quelque chose de supplémentaire. Le jeu n’est pas historiquement réaliste ? C’est parfait pour faire de l’éducation aux médias et éveiller à l’esprit critique ! « Le jeu vidéo Stronghold est-il fidèle à la réalité historique ? », telle était la problématique de la séance de deux heures pendant laquelle les élèves jouaient tout en remplissant une fiche d’activité composée de questions sur documents.
Succès médiatique ? Sûrement. Pédagogique ? C’est moins évident.
Seulement, cette séquence avec Stronghold est au final très exigeante pour de jeunes élèves. En effet, elle sollicite une maîtrise du jeu, une compréhension des documents historiques fournis et la réalisation de l’exercice de comparaison des sources. Cela pouvait entraîner une surcharge cognitive chez certains élèves. L’utilisation de Stronghold s’apparente ainsi à ce que Bernstein décrivait comme une pédagogie invisible, c’est à dire une approche implicite des objets de savoir, Dans un article sur les pratiques enseignantes, Bautier estimait qu’une pédagogie invisible basée sur le jeu pouvait mettre davantage en difficultés les élèves issus des milieux populaires (Bautier 2006). Le fait d’utiliser le jeu vidéo pour travailler l’esprit critique, peut entraîner des confusions chez les élèves en difficulté entre les éléments caractérisés comme « vrais » et ceux comme « faux ». De mes observations au fil des années dans mes classes, les élèves avec un très bon niveau scolaire étaient ceux qui réussaient le mieux à réaliser l’ensemble de ces tâches.
Par conséquent, j’ai essayé de modifier la séance en séparant clairement les dimensions ludiques de l’aspect pédagogique. En clair, les élèves jouaient une heure à Stronghold sans aucune consigne ni fiche d’activité à remplir. La confrontation avec le réel était l’objet de la séance suivante en classe. A l’aide des souvenirs de leur expérience de jeu, nous critiquions l’ensemble des thèmes abordés du jeu en les croisant avec les documents historiques issus du manuel et en entrant les données dans un tableau à double entrée : Réalité historique / Jeu vidéo. Si ce découpage en deux séances a le mérite de préserver l’activité ludique des exigences du pédagogique, l’expérience n’est une nouvelle fois guère concluante. Chaque élève avait en effet une expérience de jeu propre et il m’était difficile pour moi de tous les prendre en considération dans la synthèse. De fait, les échanges étaient très intenses dans ce cours dialogué, ce qui avait cependant le désavantage d’invisibiliser les élèves les moins à l’aise à l’oral. De plus, une nouvelle fois, les élèves, souvent les plus fragiles, n’arrivaient pas toujours à différencier ce qui relevait du jeu et ce qui relevait de l’Histoire. Leur demander de retranscrire leur expérience sur papier ? Il me semble dangereux de leur demander de coucher par écrit des faits qui pouvaient être faux historiquements poursuivant ainsi leur institutionnalisation 4.
Un des autres aspects positifs évoqués était le changement du climat de classe pendant l’heure de jeu. Une nouvelle fois, faisons preuve de recul : si l’amusement était présent, la collaboration entre joueurs n’étaient pas toujours visible. Les conversations s’orientaient, presque naturellement, vers la comparaison de leurs performances ludiques : « Tu as combien d’argent ? » « Tu as combien de personnes dans ta seigneurie? ». La scolarisation de Stronghold est en partie due à ma vision d’enseignant d’Histoire. Je voulais que mes élèves transforment leur regard sur cet objet du quotidien pour qu’il devienne un objet de savoir. Si des confusions pouvaient naître dans leur esprit, c’est uniquement parce que je légitimais le jeu vidéo comme support d’apprentissages à leurs yeux.
Pour résumer mon bilan personnel : est-ce bien nécessaire de passer du temps à expliquer à ses élèves que Stronghold ne comporte qu’une seule variable d’imposition alors que la réalité du prélèvement seigneurial était bien plus complexe ? N’y a-t-il pas un risque de perdre un certain nombre d’élèves en intellectualisant à ce point un jeu vidéo ? Le jeu vidéo comme porte d’entrée? Encore faut-il en avoir les clés.
Dans le champ de l’éducation, le jeu vidéo semble donc être devenu l’une des priorités de l’éducation aux médias à l’heure où, pourtant, les adolescents consomment massivement des chaînes YouTube aux contenus complotistes, haineux et parsemés de placements de produits. Pour comprendre cela, il faut revenir sur les différentes manières d’aborder le jeu vidéo 5 .
Le jeu vidéo : médium, objet culturel ou jeu ?
Cette étude historique du jeu vidéo revient à le considérer comme un médium, c’est à dire un moyen de diffusion de contenu qui développe récits et histoires, voire véhicule une idéologie. Or, on peut ainsi se demander avec Vincent Berry « si certaines de ces lectures idéologiques ne passent pas à côté de la valeur effective des contenus vidéoludiques non seulement en considérant les jeux vidéo comme des « textes » que les joueurs lisent (…) et en évacuant de l‘analyse le cadre de l’expérience et le second degré qui caractérise toute activité ludique. » (Berry 2009). En d’autres termes, le jeu vidéo en classe d’Histoire reste-t-il un jeu ? A la lumière de mes expérimentations personnelles et de mes recherches, je serais tenté de répondre par la négative. Certains professionnels rappellent parfois l’importance d’éduquer aux « bons » jeux vidéo, ceux qui sont admissibles et respectables. Or, «analyser un contenu ludique au crible de la culture savante, cultivée et universitaire n’est pas sans faire courir le risque au chercheur (ici à l’enseignant) d’exercer une forme de violence symbolique qui consiste à faire triompher sa pensée « avisée » sur celle du praticien « ignorant » (Berry 2009) .
Une anecdote à ce sujet : l’un de mes cours avec jeu vidéo consiste à transformer Assassin’s Creed (Ubisoft, 2007) en document vidéo à analyser en classe. Lors d’un visionnage en 2018, l’un de mes élèves s’est exclamé : « Mais monsieur, elle est chiante votre vidéo ! Vous ne tuez personne ! ». S’il y a sûrement des choses à redire sur la forme, il faut admettre qu’il n’a pas tort sur le fond : l’ Assassin’s Creed que je lui montrais n’était pas celui qu’il connaissait. Le jeu de l’enseignant n’est pas celui de son élève. Or, si j’ai eu tendance, de part mon habitus et ma culture ludique, à considérer le jeu vidéo comme un médium et comme un objet culturel, il faut cependant rappeler qu’il ne peut être que ça. « Au regard des pratiques des joueurs, de la façon dont la majorité des objets sont produits et consommés, force est de constater que les jeux vidéo relèvent bien plus d’un monde du jeu, et du loisir industriel de masse que de l’art au sens institutionnel » (Berry 2009). En analysant la scolarisation du jeu vidéo, nous sommes ici en plein dans son processus de légitimation. 6.
En s’appuyant sur les travaux d’Hoggart, un des fondateurs des cultural studies, on peut considérer que l’on surestime l’influence des médias sur les classes populaires : « Il ne faut pourtant jamais oublier que ces influences culturelles n’ont qu’une action fort lente sur la transformation des attitudes et qu’elles sont souvent neutralisées par des forces plus anciennes ». Si on suit également Stuart Hall 7 , les messages d’un développeur ne sont pas forcément compris de la même façon par le joueur. Dès lors, les représentations historiques fausses transmises par le jeu vidéo peuvent -elles être considérées comme un danger pour l’éducation? Voir le jeu vidéo uniquement comme un média porteur de connaissances erronées, en mettant de côté ce qui fait sa spécificité, c’est le regarder avec défiance. Nous rejoignons ainsi l’analyse de Laeticia Perret : « L’institution scolaire se caractérise donc par une vision méfiante à l’égard des jeux vidéo, désocialisant, manipulant des récepteurs forcément passifs, elle les scolarise pour en signaler les dangers, et pour les ramener à du connu, à travers des pratiques de serious game, et bien plus de jeux numériques, mettant à distance la fiction, l’image, le jeu, formalisant les apprentissages (Perret 2018).
Conclusion
Travailler l’esprit critique à travers le jeu vidéo 8 , en le considérant uniquement comme un médium ou en le transformant en document, risque de le déconnecter de toutes pratiques et, ainsi, d’appauvrir la portée éducative de la séance. Dans ces recherches, il me semble ainsi important de partir de la vision de l’enseignant et de sa manière de considérer le jeu vidéo. Le débat n’est ainsi pas de savoir si le jeu vidéo est un jeu, un média ou un objet culturel, mais de comprendre ce que ces appropriations différentes, qui peuvent être à la fois complémentaires ou conflictuelles, entraînent comme pratiques pédagogiques. Si des pratiques sont recensées dès les années 1980, le jeu vidéo et les nouvelles technologies en général, semblent être toujours considérés sous l’angle de la nouveauté ou sur sa légitimité à entrer à l’école. Or, comme avec tout autres pratiques culturelles, plutôt qu’être un endroit favorable ou hostile au jeu, l’école est davantage un lieu où se rencontrent plusieurs conceptions du jeu vidéo qui dépendent autant de la personnalité et de la culture ludique de l’enseignant que de la discipline enseignée ou de la forme scolaire en générale.
Romain VINCENT, enseignant en Histoire-géographie et doctorant sur les usages pédagogiques des jeux vidéo (Paris Sorbonne Nord – EXPERICE)
Pour compléter:
– Bautier, E. (2006). Le rôle des pratiques des maîtres dans les difficultés scolaires des élèves : Une analyse de pratiques intégrant la dimension des difficultés socialement differenciées. Recherche & formation, (51), 105‑118.
– Berry, V. (2009). Les cadres de l’expérience virtuelle: Jouer, vivre, apprendre dans un monde numérique: analyse des pratiques ludiques, sociales et communautaires des joueurs de jeux de rôles en ligne massivement multi-joueurs: Dark Age of Camelot et World of Warcraft (Doctoral dissertation, Paris 13).
– Hall, S., Albaret, M., & Gamberini, M. C. (1994). Codage/décodage. Réseaux. Communication-Technologie-Société, 12(68), 27-39.
– Perret, L. (2018). Le jeu vidéo et le serious game sont-ils légitimes dans l’enseignement de la littérature en France? Une perspective historique. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 8.
- Citons les journées Games for Change 2019 et le salon Educatice 2019.
- Un article de LCI en date du 6 décembre 2019.
- Et ayant déjà expérimenté Sim City l’année précédente
- Par exemple, la « réserve » dans Stronghold n’a aucun lien avec le terme historique
- Cette partie reprend de nombreux éléments de la revue de littérature de Vincent Berry dans sa thèse de doctorat dans lequel il cerne différentes manières de penser le jeu vidéo. (comme média, comme jeu, comme objet culturel, comme marchandise, comme idéologie, comme pratique genrée, comme interprétation, comme sociabilité, comme apprentissages, comme phénomène social, comme fonction). Ici, nous nous limiterons uniquement à certains de ces usages.
- On peut trouver deux catégories de discours sur le jeu vidéo, l’une relevant ses effets négatifs (violence, addiction…) l’autre ses apports positifs (éducatifs, artistiques, thérapeutiques…).
- Stuart Hall, « Codage/décodage », in Hervé Gilvarec, Eric Macé, Eric Maigret, Cultural Studies, Anthologie, Paris : Armand Colin, 2008, pp. 25-40.
- Ce qui supposerait déjà d’avoir une définition claire de ce qu’on entend par « esprit critique ».
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